CHAPITRE PREMIER

 

 

 

 

Tout est silencieux dans le poste de pilotage du dijar. On a tous les yeux braqués vers les écrans de visibilité extérieure qui couvrent murs et parois, laissant plonger le regard dans le vide. Salement impressionnant.

C’est idiot, d’ailleurs, puisque la détection de bord est un million de fois plus rapide et plus précise que l’œil humain… La tension, je suppose.

Giuse et moi on est réveillés depuis une quinzaine d’heures mais, comme toujours, il va nous falloir du temps pour nous adapter à la nouvelle situation. C’est de plus en plus difficile pour moi et j’ai un moment de lassitude.

Je passe les mains sur mon visage.

— La détection… rien ? je lance à l’intention de Lou installé derrière, face à ses cadrans multiples et ses écrans-répétiteurs.

— Rien. Ou juste un léger parasitage mais rien de notable.

Le magnétisme a pu changer depuis un millénaire, ça n’aurait rien d’étonnant. Comme pour me réconforter je me tourne vers l’arrière, mon regard parcourant la salle, passant de Lou à Siz, puis Salvo, Ripou, Belem là-bas au fond. Ils sont calmes, imperturbables, nos androïdes. Réconfortants. Je croise le regard de Salvo qui me fait un clin d’œil ! Il a dû sentir mon passage à vide… Sacrés gars, je ne saurai jamais si ces « machines » que j’ai fait fabriquer dans la base, il y a si longtemps, ne sont pas devenues des êtres vivants. Où commence vraiment la vie ? À la faculté de réfléchir ? Alors un ordinateur vit ? Non, ça ne colle pas. Au moment où on éprouve des sentiments ? Plutôt ça… et là Lou et les autres m’ont parfois donné l’impression… Allez, je déconne.

Giuse s’agite, dans le siège du copilote.

— N’aurait bien dû prendre un Pikjar plutôt que ce vieux Dijar Loy, il marmonne.

Ça fait au moins cinq fois qu’il le répète et je souris.

— Allez, te fâche pas, mec. Puisque HI t’a dit que c’était de vraies merveilles, tes superdijars ! Mais il fallait bien faire les tests d’endurance et les installations définitives, non ?

— N’empêche que j’aurais été plus tranquille.

Il a le visage grave et je sens une petite crispation à l’estomac. Tout me revient en bloc.

Le réveil d’urgence avec cette putain de sirène et les lumières rouges d’alerte qui clignotent partout dans les couloirs de la base. De quoi être traumatisé.

Et puis la voix de HI, le grand ordinateur gestionnaire et véritable cerveau de la base, qui répète inlassablement qu’on doit se rendre dans la salle de contrôle.

Le choc enfin, quand, encore en survêtement séchant, au sortir de la douche rééquilibrante, il nous a balancé comme ça qu’un engin venait de sortir du subespace et de se mettre en orbite autour de Vaha ! Un engin manifestement piloté…

Ça ne s’était jamais produit depuis que j’ai pris le contrôle de la vieille base-relais des Loys, abandonnée depuis des millénaires. Mathématiquement le fait devait bien arriver un jour, les espèces technologiquement avancées doivent bien exister dans l’Univers, seulement la surprise est là. Cette fois ce n’est pas une éventualité…

Mais Vaha, pourquoi ce machin s’est satellisé autour de Vaha ? Je sais bien qu’il n’y a pas tellement de planètes humainement vivables, mais quel hasard ! Une chance encore qu’il n’ait pas abordé la Bleue, NOTRE planète, notre petit paradis encore vierge de présence humaine, mi-Terre mi-Vaha.

D’un autre côté il n’aurait pas pu, la Bleue est entourée d’un vrai réseau de satellites naturels armés de défenses automatiques surpuissantes ! Une idée de Giuse. Comme celle de déménager une nouvelle fois la base, mais ce coup-ci sur un assez gros satellite naturel, creusé pour y fourrer toutes nos installations, et placé en orbite dans la bordure d’astéroïdes d’un système très lointain et invivable. Ce qui n’a aucune importance pour nous, bien sûr. De là-bas on surveille ce qui se passe dans la galaxie avec un réseau de petits relais qui retransmettent images et sons. Pas de problème, tout fonctionne à merveille.

Lou apporte deux tasses de vieux café terrien adapté sur la Bleue. Loin de me décontracter je me sens plus fébrile.

— Et d’abord, pourquoi ils n’orbitent plus, ces gus ? Ils se sont posés ou quoi ? lâche Giuse en tournant de mon côté un visage inquiet.

C’est bien ce qui me hante, moi aussi.

— Probabilité de descente dans les basses couches, fait la voix de l’ordinateur de bord, vraisemblablement pour se poser.

C’est ce que j’appréhendais sans avoir voulu le formuler.

— Bon Dieu, où en est la civilisation vahussie ? Ils vont créer des troubles terribles, ces cons !

— Mise en orbite dans six minutes, intervient Siz qui est à la navigation, aujourd’hui.

Je remue nerveusement et avale mon café d’un trait.

— Consignes C.K., dit la voix de l’ordinateur de bord.

C.K. ? Qu’est-ce que… Deux armoires murales s’ouvrent automatiquement, dévoilant des combinaisons lourdes. Je ne…

Giuse s’est levé machinalement et commence à enfiler une combine. Jamais, depuis que j’ai pris la base, je n’ai utilisé ces trucs lourds et encombrants. En général on utilise au pire des combinaisons de survie spatiale, plus légères et résistant plusieurs heures à des conditions dures.

Cette fois j’ai les tripes nouées. Je vois bien que je me laisse influencer par un climat absurde mais je me lève et Lou m’aide à me harnacher.

Moins lourde que je ne pensais d’ailleurs. Il doit y avoir un système de compensation quelconque. Le casque est mis en place, la visière relevée heureusement. Sans bien réaliser je me retrouve à ma place, enregistrant confusément que Salvo et les autres s’équipent aussi.

Enfin tout ça est idiot ! Des paramètres s’incrustent sur la partie frontale de l’écran de visibilité. Il faut commencer à manœuvrer et je prends les commandes pour m’occuper l’esprit. Ralentissement… enclenchement des anti-g pour améliorer la manœuvrabilité éventuelle, protection des détecteurs contre une surtension, équilibrage des pressions dans le dijar, réglage de la propulsion et des condensateurs géants. Giuse a pris en charge la sécurité et ses doigts pianotent sur les claviers devant lui, faisant clignoter des voyants jaunes, verts et ambrés.

Dans les compartiments inférieurs on transporte une cinquantaine de robots vahussis, ceux que j’ai construits tout à fait au début. À notre retour du dernier « voyage » sur Vaha, j’avais décidé qu’ils n’étaient plus adaptés et qu’ils serviraient d’équipages aux superdijars après qu’on ait copié leur banque-mémoire pour la passer aux modèles d’androïdes genre Salvo et les autres que HI a mis en chantier sur mon ordre. Comme ça les nouveaux androïdes auront des « souvenirs » de ce qu’on a fait dans le passé. Une bricole mais je préférais.

En tout cas, dans la précipitation du départ, j’ai embarqué les vieux robots. De toute façon je n’ai pas l’intention de débarquer mais de prendre contact avec le machin inconnu. Et puis ils s’activent comme un véritable équipage et c’est un entraînement pour nous.

Justement des voyants s’allument indiquant que nos ordres ont été exécutés, par eux précisément. Auparavant tout se faisait en automatique et ça marchait, même si Giuse disait que rien ne vaut un contrôle visuel en supplément. Il a peut-être raison.

Vaha. Je reconnais à l’œil nu ses continents, et celui de mes protégés en particulier. Je commence à m’attendrir quand un grésillement se fait entendre sur la droite. Je tourne la tête et découvre l’écran de communication extérieur parcouru de petits traits blancs qui naissent et disparaissent à une vitesse folle.

Les mains de Salvo s’agitent, devant la console, mais il n’obtient aucune amélioration.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc ? fait Giuse.

— Ça ressemble à un parasitage, répond Salvo, mais je ne peux pas l’éliminer. On dirait une émission d’un type non réceptible par nos appareils. Et avec une sacrée puissance.

Maintenant les traits paraissent plus serrés. Je quitte l’écran des yeux pour faire plonger le dijar en orbite basse. L’espace bascule et Vaha réapparaît, beaucoup plus proche pendant que les compensateurs surchargés lancent le système récupérateur de g dont le ronronnement grandit.

Un claquement sec, comme une décharge électrique !

Giuse est pâle quand je rencontre son regard. L’écran de communication a sauté ! Déjà Salvo balance ses sondeurs et détecteurs sur un écran secondaire qu’il a libéré de sa fonction première…

Revoilà les traits… Mais maintenant ils sont d’un jaune éblouissant.

— Merde, ils ne peuvent pas parler, ces mecs… on ne peut même pas les voir !

— Un engin inconnu dessous à droite, fait la voix calme de Lou.

D’instinct, mon regard dévie vers l’écran de visibilité. On distingue un truc mais c’est assez loin et l’effet de loupe de l’atmosphère ne permet encore pas d’en voir les détails. Pas l’air gros, en tout cas.

Il vole parallèle à nous et j’hésite sur la conduite à tenir. Giuse réagit plus vite.

— Détection, sondage à distance.

Les répétiteurs d’ordres, devant moi, passent au jaune. Un coup d’œil à Salvo, il a rétabli le réseau de communication avec son terminal-écran.

Et encore une fois les traits débarquent et envahissent l’image… mais cette fois j’ai l’impression qu’ils foncent… Oui ils deviennent orange. Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ?

Comme au ralenti l’écran se fendille… des boursouflures apparaissent à la surface et c’est l’explosion !

À la vitesse de l’électronique dont il est bourré, Salvo a baissé la visière de son casque et l’onde de choc ne fait que le faire vaciller. Aux postes de pilotage on encaisse juste une secousse.

— Défenses automatiques en sélection, fait la voix de l’ordinateur de tir que Ripou a dû brancher.

— Pas de tir, je lance, attendez.

On n’est pas véritablement attaqués, pas de raison de…

— Cal, on n’a plus la liaison avec HI, fait soudain Lou que je sens désemparé.

— Hein ?

Comme libéré, mon cerveau se met enfin à fonctionner à plein rendement. Tous nos androïdes sont en liaison permanente, avec le grand ordinateur d’abord, mais aussi entre eux, par signaux-codes électroniques. Ils rendent compte de ce qui se passe et, au besoin, HI agit.

La voix de Belem.

— Cal… je pense que les relais satellites-automatiques ont dû sauter !

— Tous ?… Pas possible, intervient Giuse en se tournant de mon côté.

— La surtension, je murmure… ouais, c’est ça. La surtension a remonté le cours en produisant un effet de chaîne. Chaque relais l’a retransmise avant de péter… On n’a plus aucun relais…

— À tous, m’interrompt Giuse en gueulant, ne communiquez plus entre vous que par la parole… débranchez votre système interne de communication électronique.

Bon Dieu, il a raison, ils pourraient exploser de la même façon !

— Origine accidentelle possible, fait soudain la voix de l’ordinateur de bord.

— Accidentelle mon cul, gronde Giuse mauvais, une agression, oui !

— Détection ? j’interroge sèchement.

— Tous les sondeurs non protégés ont grillé, répond Belem. Les capteurs passifs sont toujours O.K.

D’un coup de doigt je bascule le contacteur d’émission et lance :

— Appareil inconnu, répondez… Appareil inconnu répondez, prise de contact urgente.

Rien… Tout en répétant le message je pousse la boule de pilotage manuelle en avant et le dijar obéit à la fraction de seconde, plongeant derrière l’engin qu’on rejoint facilement.

— Lou, démerde-toi pour mettre un écran en état de recevoir un message, mais ne sélectionne qu’une antenne, on ne peut plus se permettre d’en perdre encore.

— Tu veux encore les contacter ? demande Giuse.

— C’est peut-être véritablement un accident. Imagine des mecs utilisant un système différent du nôtre, surpuissant par exemple, ils nous fusillent notre électronique sans même s’en rendre compte.

— Ecoute, Cal… enfin, tu y crois vraiment ?

Je n’en sais rien… mais je suis sûr qu’il faut s’obstiner à les contacter. Giuse secoue la tête mais ne fait pas de commentaires, et je continue à lancer mon message.

On distingue très bien le truc qui vole devant nous maintenant. Beaucoup plus petit que nous. Une forme bizarre, carrément laide : une tulipe. Je mets la puissance pour venir le doubler par la gauche… et tout se produit en même temps.

Une image apparaît sur un écran secondaire. Celle d’un petit poste de pilotage avec un grand type mince aux commandes. Il est assis, mais d’après la hauteur de ses épaules je lui devine une belle taille. En revanche, les épaules proprement dites ne sont pas larges. Le visage est parfaitement humain en tout cas et…

— Attention…

La sirène d’alerte rugit et on encaisse dans la même seconde…

Une formidable secousse soulève le dijar. Nos fixations de siège fonctionnent et on reste assis mais une douleur en coup de couteau me vrille les reins. J’ouvre la bouche pour happer de l’air.

Mes yeux enregistrent machinalement les images devant moi, mais je mets plusieurs secondes à les traduire comme si mon cerveau avait débranché… Tout s’ordonne enfin… Une partie de l’écran de visibilité extérieur est désormais noir. Il reste une bande large d’un mètre, devant Giuse, qui fonctionne encore.

C’est là que je vois apparaître des morceaux de Vaha qui… ça y est, j’ai compris, on tombe en tournoyant !

La voix de l’ordinateur de bord s’élève, chevrotante :

— … Appareil touché… partie inférieure et arrière… pulseurs hors service… tanchéité impos… tenir.

Une interruption puis ça reprend :

— … pareil incontrôlable… nouveaux tirs.

D’autres secousses. Les parois du poste vibrent. Quelque chose me hante, une image que mon esprit veut ramener à la surface…

Quelqu’un parle, j’entends une voix dans les écouteurs de mon casque… Mon casque dont la visière est baissée. Comment ?… Des bras me saisissent.

— … Prends-lui les jambes… ouvrir le…

Impossible de comprendre ce qui se dit… Tiens, la lumière est passée au jaune. Le jaune « situation de combat ». Tu parles, le combat il est fini avant d’avoir commencé ! On s’est bel et bien fait descendre… Une explosion sèche qui évoque quelque chose dans ma mémoire, toujours occupée à trouver la traduction de ce souvenir confus.

Bon Dieu, ce qu’on est serré ! Je tente de remuer.

— Ne bouge pas, Cal !

Cette fois j’ai reconnu la voix de Lou et ça déclenche un processus dans mon crâne. L’esprit soudain clair je reconnais, devant mon nez le dossier d’un fauteuil de pilotage de module d’exploration. Quelqu’un m’a fourré dans un de nos modules, ces petits appareils dont on se sert pour des trajets interplanétaires. Seulement il n’y a que trois places dans ces machins-là… Et il semble bien qu’on soit beaucoup plus nombreux.

En relevant la tête au maximum j’aperçois Ripou aux commandes et Belem à côté de lui…

— Bon Dieu, je ne peux pas respirer, je gueule en tentant de me soulever.

— Ça va, Cal ?

Salvo. Plaisir de le savoir là aussi.

— Sonné, mais ça à l’air d’aller. Qu’est-ce qui se passe enfin ?

Au-dessus de moi la masse paraît se déplacer sur le côté et je peux tourner la tête… Merde !

— Toute la partie arrière du module se gondole… Je comprends qu’on est en train de chuter vers Vaha dans un module dont la partie arrière est en morceaux ! Je suppose que Ripou utilise l’anti-g, ce qui lui donne un minimum de manœuvrabilité… Bien sûr que je suis con : il faut impérativement qu’il garde le nez de l’appareil vers le bas pour supporter la terrible chaleur de l’entrée dans l’atmosphère… Seulement jamais il ne pourra freiner avec l’engin dans cet état. Impossible de le poser, les systèmes sont dans la queue…

— Giuse… où est Giuse ? je gueule soudain.

— Evanoui, me répond la voix de Siz, je m’en occupe.

Un sacré soulagement ! Les gars ont pu nous tirer du dijar… Il fallait des mecs comme eux pour réussir ça. Enfin des mecs…

Et puis ma mémoire se remet à fonctionner normalement, elle aussi, et le souvenir qui me hantait remonte à la surface.

Le gars tout à l’heure, cette image rapide reçue au moment où on encaissait… c’était un Loy !

« Bon Dieu, un Loy… »

— Quoi ?

Giuse s’est réveillé et je suppose que j’ai parlé à haute voix. Alors je reprends, mais cette fois vraiment découragé :

— Ceux qui nous ont descendus, c’étaient des Loys.

— Oh non…

— Cal… il va falloir sauter maintenant, lance Ripou. Les anti-g des combinaisons doivent tenir le coup, mais on va se grouper autour de vous… allez… maintenant.